La nuit de Noël de la baronne Amélie

 

 

Au XVIèS, le château de Montfort, (aujourd'hui Montfort-Montigny, au sud de Montbard en Côte-d'Or) était la propriété de la famille de Nassau, à laquelle appartenait le prince Guillaume d'Orange dit le Taciturne, dont les descendants règnent encore sur les Pays-Bas.

Amélie était la fille de Guillaume le Taciturne, et elle avait épousé le prince Bernard de Montfort. Un couple bien mal assorti. Amélie avait à peine vingt ans, elle était blonde, souriante, délicate, et elle avait aux joues de délicieuses fossettes: c'était une poupée que tout homme aurait eu envie de protéger. Mais Bernard, quadragénaire brutal, se montrait sans attentions pour sa petite épouse. Il possédait une meute de chiens et, avec son piqueur et âme damnée Simon, il organisait des battues dans les environs. Son principal souci: les loups. Il y en avait encore beaucoup dans les forêts et, à certains moments, quand ils s'approchaient des villages, ils semaient la terreur parmi la population. Bernard avait tué son premier loup à l'âge de quinze ans et, depuis, une vingtaine d'autres. Vingt-trois exactement en tout, dont les têtes étaient pendues dans la grande salle du château, bien alignées sur trois des murs. Il espérait augmenter cette collection qui faisait son orgueil et garnir, entre les fenêtres, le quatrième mur et même, plus tard, d'autres salles.

Amélie ne pénétrait jamais sans frissonner dans cette pièce. Elle n'aimait pas la chasse. Elle n'aimait que l'époux que ses parents lui avaient donné, elle s'était attachée à lui, en femme fidèle et qui avait juré de l'être jusqu'à la mort. Bernard, lui, n'avait pas les mêmes scrupules, et il n'hésitait pas, depuis son mariage, à continuer la vie dissolue qu'il avait menée auparavant, ajoutant à sa collection de loups une collection de femmes de toutes conditions qu'il forçait au hasard de ses rencontres. Amélie se doutait bien de l'inconduite de son époux, mais elle fermait les yeux, trop heureuse de le retrouver au retour de ses frasques.

La veille de Noël 1585, le chapelain dom Marco disait la messe de minuit, et Amélie avait demandé à son mari d'y assister. Mais Bernard avait d'autres préoccupations: il savait qu'avec le froid qui s'était abattu sur la région depuis quelques jours, des hordes de loups étaient sorties de leur repaire et rôdaient aux alentours. Simon le piqueur avait insisté auprès de son maître pour qu'ils profitent de cette nuit. Amélie n'aimait pas cet homme au regard noir et fourbe, qui avait une mauvaise influence sur son mari. Dom Marco se fit l'allié d'Amélie pour convaincre Bernard de venir à la messe en la chapelle gothique, mais celui-ci demeurait encore réticent. Amélie dut, pour vaincre ses dernières résistances, promettre de lui faire, lorsqu'ils auraient regagné leur grand lit, les plus délicieuses caresses, celles qu'il préférait. Ce disant et ce faisant, elle n'avait pas l'impression de commettre des actions viles, elle considérait qu'entre époux tout était possible, tout était permis. Et le baron était heureux de voir en public, se transformer, là, en courtisane. Il céda donc, et envoya Simon faire sa chasse avec quelques valets et la meute: les baisers et les chatteries d'Amélie valaient bien, pour une fois, les délices d'une chasse aux loups.

Vers onze heures du soir, sous un froid glacial qui pénétrait jusqu'aux os, le baron et la baronne de Montfort gagnèrent la chapelle. Peu de monde: uniquement la domesticité, une quinzaine de personnes en tout, parmi lesquelles Jeanne, la fidèle servante d'Amélie. Bernard avait son habit noir de cérémonie agrémenté d'une fraise, et cette collerette plissée lui conférait, aux yeux de son épouse, une dignité supplémentaire. La baronne portait une robe grise avec des parements de fourrure blanche. Elle se sentait heureuse, proche de son seigneur dont, quand ils étaient debout, elle proche de son seigneur dont, quand ils étaient debout, elle sentait la hanche contre la sienne. Elle suivait les gestes du chapelain qui, drapé dans sa longue robe de bure, disait la messe avec gravité. Et prières et cantiques montaient jusqu'aux voûtes ogivales. Soudain, elle tressaillit: plus instinctive, elle avait perçu le premier aboiement, et Bernard l'entendit aussi presque aussitôt. Un second aboiement, puis d'autres encore, et le bruit des sabots des chevaux sur la terre gelée. Ces bruits couvraient la voix de dom Marco, qui, à ce moment, lisait l'Epître. Amélie avait pâli. Vite, elle saisit la main de son mari et la pressa. Il la retira, elle la reprit avec plus de force, il se dégagea à nouveau, avec une certaine violence. Dehors, le bruit était devenu plus intense, et dom Marco s'était tu. La porte s'ouvrit brusquement, et Simon parut, faisant signe à Bernard de venir. Le baron s'arracha à l'étreinte de sa femme et, en trois bonds, il atteignit la sortie. Les domestiques ne bougeaient pas, statufiés devant ce drame damilial qui se déroulait sous leurs yeux.

Simon avait bien tout préparé. Le cheval du baron était là, devant la porte de la chapelle, tout harnaché, tenu en bride par l'un des jeunes valets. Il l'enfourcha et s'enfuit, suivi de Simon et du valet, dans la direction où les chiens continuaient de crier. Amélie était sortie derrière son mari, et elle le vit à peine, ombre dans l'ombre, disparaître au bout du chemin. Elle ne regagna pas la chapelle où dom Marco avait repris sa messe, qu'aucun des domestiques n'avait osé quitter. Elle gagna le chemin de ronde qu'elle suivit un moment, sans prendre garde au vent qui lui mordait le visage. Elle entendait le bruit décroissant de la meute et les cris de son mari qui arrivait parfois à couvrir ceux des chiens. Elle monta encore, au sommet de l'une des tours, la plus haute, et resta là longtemps, sans souci du froid.

Profitant d'un moment d'inattention de dom Marco, Jeanne avait réussi à quitter la chapelle pour se lancer à sa poursuite. Elle finit par la rejoindre et l'appela, lui montrant le danger de rester ainsi, immobile, mais, d'une voix à la fois douce et ferme, la baronne la pria de la laisser. Et la jeune servante se retira à quelques pas, prête à intervenir si elle la rappelait. Sa robe grise se fondait dans la nuit, et Jeanne ne distinguait que les lignes blanches des parements de fourrure sur le col et sur les manches.

On n'entendait plus rien, ni aboiements, ni cris: le baron de Montfort et sa meute avaient disparu dans l'épaisseur de la forêt. Jeanne frissonnait autant de peur que de froid: la lune lui paraissait avoir des reflets sanglants et, lorsqu'elle se cachait derrière de gros nuages pour réapparaître peu après, elle lui prêtait un air ironique et plein de malignité. Quant aux lointaines étoiles, leurs multiples petits yeux contemplaient dans l'indifférence les problèmes agitant les pauvres humains.

La servante avait fini par regagner la chapelle, convaincue que sa maîtresse, ne voulant pas de sa présence, demeurait sourde à ses objurgations et uniquement occupée à écouter le silence dans lequel s'était enfoncé et perdu son époux. Elle ne vit donc pas, peu après, le ciel totalement couvert et la neige commencer à tomber, légère d'abord, puis en flocons de plus en plus épais.

Ce fut seulement le lendemain que l'on découvrit, au pied des murailles, dans le matin gris et sous la neige blanche, le manteau gris aux parements blancs de la baronne Amélie, morte d'amour pour un mari qui ne l'aimait pas. On n'eut jamais aucune nouvelle ni du baron Montfort, ni du piqueur Simon, ni des valets, ni de la meute. Et l'on raconte que Simon était le diable lui-même ou son envoyé qui, en cette nuit de Noël, s'était emparé à la fois du corps et de l'âme de Bernard. La baronne fut enterré à l'endroit même où avait été découvert son corps. La haute tour d'où elle s'était jetée s'appelle maintenant la tour d'Amélie et, pendant longtemps, au cours de la nuit de Noël, on a entendu le galop des chevaux et les aboiements des chiens, et on a pu voir, errant autour du château de Montfort, une biche blanche...

 

Extrait de Contes et Légendes de Bourgogne , Henri Nicolas.

 

 

 

 

 


© 2007 - 2010, Cadole. Tous droits réservés.

 

Présentation
Nouveautés
Formulaire
Livre d'Or
Boutique